Une Bible,
Philippe Lechermeier & Rebecca Dautremer,
éd. Gautier Languereau, dès 15 ans.
Cet ouvrage n'est pas nouveau, mais c'est le moment de l'année idéal pour en reparler.
À l'époque, j'avais mis du temps pour écrire la chronique parce que... un ouvrage pareil, ça intimide. On a peur de ne pas avoir les mots. Les mots...! Pour parler d'une telle perfection, il faudrait... j'sais pas moi, des bulles de savon, des notes de musique! C'est là, devant la page blanche, que je me suis reproché d'avoir utiliser le terme "chef d'œuvre" pour tout autre album que celui-ci.
Un livre écrin à la couverture en relief, aux tranches de pages couleur jade, à la typographie et à la mise en page soignées. Une "brique" épaisse et lourde... une "bible" quoi!
"Une bible comme un roman"... nous annonce-t-on. Philippe Lechermeier fait bien mieux, il nous nourrit d'un plaisir littéraire différent pour chaque chapitre: un hommage à toute les littératures pour une œuvre qui en influença plus d'une, une œuvre fondatrice qui fait partie de notre inconscient collectif et sans laquelle, au même titre que d'autres mythologies et en dehors de toute considération religieuse, on aurait bien du mal à appréhender notre patrimoine culturel.
Une bible comme un roman donc mais aussi comme un conte ou comme de la poésie, comme une farce, des mémoires ou une pièce de théâtre, comme des dits de moucheron, une prophétie, un dialogue burlesque ou un théâtre de marionnettes, comme des chroniques, l'annonce d'un crieur de rue ou les souvenirs d'une mère...
Le choix stylistique est toujours étonnant, judicieux, interpellant et original, drôle parfois, sensible toujours, ce qui nous permet de nous détacher d'un texte usé par les âges et les interprétations et d'en redécouvrir son essence. Noé qui se souvient, l'idiot et le voleur qui se racontent Babel au bord d'un chemin, une pièce de théâtre en trois actes avec chœur pour nous raconter Joseph et ses frères, une mouche qui nous parle de Moïse et de la mer, Jésus qui apprend le sort réservé à son cousin grâce à des pantins de bois, Marie qui entend dans la rue quelqu'un lire à haute voix le châtiment réservé à son fils et le revoit, petit, en poésie, quand il n'était qu'un enfant comme les autres mais qu'elle savait déjà qu'il n'aurait pas le choix...
Et puis, il y a la magie de l'illustration bien sûr. Les auteurs semblent être tous deux au sommet de leur art, le sommet interminable d'une montagne infinie! Tout comme Lechermeier pour le texte, Rebecca Dautremer nous offre un éventail d'illustrations incroyables en couleurs, en noir et blanc ou en sépia. Elle jongle avec des pleines pages époustouflantes et des petits croquis, des visages épurés en lignes claires, du fusain, dirait-on, des imitations de vieilles photographies ou de gravures dont l'encre aurait été essuyée à la va vite.
J'ai rarement vu chez elle des planches aussi sombres, telle la montagne aux crânes, ses gibets et ses corbeaux, ni aussi colorées, aux limites de la cacophonie chromatique, telle l'arrivée des rois mages à Jérusalem.
Et puis, ce qui me fascine toujours autant, c'est la faculté qu'a l'illustratrice à se détacher de toute influence, à faire tabula rasa de toutes les images préexistantes. C'était déjà le cas pour Elvis, Alice au pays des Merveilles, le journal secret du Petit Poucet...,mais ici, l'iconographie liée à l'Ancien et au Nouveau Testament a tellement imprégné notre civilisation, l'art, l'architecture, même le cinéma et les livres pour enfants, que nous livrer une image totalement vierge et novatrice relève du génie! J'sais pas... peut-être Rebecca Dautremer pratique la lévitation à haut niveau avec faculté d'effacement momentané de l'inconscience. Toujours est-il que la distance qu'elle nous oblige à prendre, jointe à celle imposée par Philippe Lechermeier a permis, pour ma part, de découvrir ou de redécouvrir des personnages dans toute leur dimension humaine, d'être émue, triste, amusée ou révoltée, d'être touchée au cœur par des destins.
Enfin, il y a son sens inouï de la perspective et ses points de vue inédits, il y a ses non-dits graphiques qui nous montre l'impacte qu'à une chose plutôt que la chose elle-même, l'art parfaitement maîtrisé du flou, des gros plans, de la transparence et des matières et puis,... son obsession des plumes (qui remplace ici celle des fourmis) et sa folie des détails.
Mon passage préféré? Marie enceinte se baignant dans la rivière après un long trajet à dos d'âne... Je ne vous montre pas cette illustration, découvrez-la vous-même!
Vous l'aurez compris, certains livres ont marqués mon année mais Une bible aura marqué ma carrière de libraire jeunesse, s’immisçant avec une évidence éclatante dans le cercle restreint de mes dix essentiels...