"Esther"

Esther, Sharon E. McKay, 
éd. L'école des loisirs, dès 15 ans.


Nous sommes en 1738, à Québec, en Nouvelle-France, une colonie française catholique. On présente à l'intendant Hocquart un jeune homme nommé Jacques La Fargue. Celui-ci a été trouvé à bord du navire Saint-Michel en possession d'un petit portrait original du roi Louis XV, ensserré dans un cadre en or. Une telle richesse, de la valeur d'une belle demeure, ne peut se retrouver entre les mains d'un jeune matelot même si celui-ci a belle figure et des manières délicates. Est-il un voleur? Il prétend que non, qu'il s'agit là d'un cadeau. Foutaise! Serait-il juif? Le jeune homme ne répond pas. Facile à vérifier: déculotte-toi! Ce que l'intendant Hocquart découvre le laisse sans voix. Juif, oui... ou plutôt juive! Une femelle juive travestie en homme, en Nouvelle-France, au XVIIIème siècle! Extraordinaire, inconcevable, criminel! Depuis combien de temps porte-elle un tel accoutrement? Depuis ses quatorze ans. Trois ans! Comment est-ce possible? Avant de décider ce qu'il va faire d'elle, Gilles Hocquart veut savoir et Esther, car tel est son vrai nom, est fatiguée de mentir. Pendant toute la nuit, elle va se livrer, va raconter comment une jeune fille juive (double prison à cette époque) promise à un mariage forcé, va conquérir sa liberté. 
Un roman extraordinaire, merveilleusement écrit et admirablement documenté bien que sans lourdeur. Une plongée dans toutes les couches de la société de l'époque, de la plus humble à la plus élévée, et dans différents milieux: le ghetto juif intra muros de Saint-Esprit, les cuisines d'une grande maison aristocratique de Biarritz, les salons d'une courtisane, la vie à bord d'un navire et celle des marins lors des escales dans les port, les secrets d'un couvent près de Nantes, la paille suintante des cachots... Comme nous découvrons ces différents mondes à travers les yeux d'Esther qui n'a rien connu d'autre que les murs de sa petite maison familiale, qui s'étonne  et s'interroge sur tout ce qu'elle voit, nous avons accès à des détails qu'un regard blazé ne remarquerait pas. Aucun roman historique ne m'a autant donné cette sensation de découvrir une période avec une telle véracité et à travers tous les sens, la vue, bien sûr, mais aussi le toucher, le goût et l'odorat. On a vraiment l'impression de rentrer dans l'intimité de ce siècle. La vie des gentils en perruques n'est pas enjolivée, celle des crottés et de leur misère n'est pas édulcorée. Certaines scènes sont hallucinantes et changeront à jamais la vision que j'avais de l'âge classique: le dîner "en toute simplicité" des gens de la haute chez Catherine, les latrines du port de La Rochelle et la découverte du négrier, le cachot de la prison de Noisel, les croyances absurdes sur les juifs jusque dans les comptines pour enfants et jusque dans le Nouveau Monde. 
Un destin de femme exceptionnel, la quête d'une indépendance et d'une liberté dans un siècle qui n'en laissait aucune au "sexe faible", une aventure romanesque qui nous fait saluer l'imagination de l'auteure... Sauf qu'Esther Brandeau a vraiment existé!